« Dans une telle époque pathologique de décomposition, se persuadant d’être un développement, le mot « fou » ne signifie rien. En mettant ce mot à disposition de ceux qui le veulent, il est bien plus utile de chercher soi-même ce qu’est vraiement l’anormalité, qui touche si facilement des masses entières, y compris des personnes indubitablement très intelligentes et talentueuses ».
Léon Tikhomirov
Continuons la conversation sur la vision du monde que l’on pourrait appeler le « panmoralisme ». C’est une question vaste. Tous les événements européens des 150 dernières années sont directement liés aux transformations de la « vision du monde éthique », c’est-à-dire à la lutte entre le christianisme et sa variété fanée et mondaine: le socialisme.
Le socialisme est une morale appliquée à des questions qui ne sont pas morales. La force suscite le plus de méfiance chez le socialiste. Un pouvoir fort lui est aussi répugnant qu’une personnalité forte. Il faut renverser les deux. Préférer le simple et le faible au riche et au fort est une caractéristique de la religion éthique et du socialisme. Tout pouvoir doit être discrédité, tout avantage doit être annulé.
Dans cette lutte, le socialiste n’est pas seulement du côté des faibles et des malheureux — il les cherche et les élève. Ce n’est pas pour rien que dans tous les types de socialisme, le mot le plus important est « organisation ». Il était également apprécié par les socialistes de classe et les socialistes nationaux. Les « masses » doivent être « organisées ». Là où il y a des brebis, il y a des bergers.
Les efforts éducatifs du socialisme dans le monde occidental élevèrent une génération incapable d’attaquer et de se défendre. L’équilibre mental de ces personnes doit être constamment guardé. Ils ont plus besoin d’un avocat que d’un confesseur, car ils apportent leur tourment intérieur non pas à la confession, mais au tribunal. En disant que ces gens sont incapables d’attaquer et de se défendre, j’ai mal exprimé ma pensée : l’agression est leur inclination naturelle. Les moralistes se sont toujours souciés des « veuves et des orphelins », mais dans la la vie rééle, ce sont les personnes dotées de la raison et de l’âme des « veuves et des orphelins » qui sont les plus enclines à l’agression, il suffit de les rassembler et de les armer.
« Veuve et orphelin » n’est pas un état social, mais un état d’esprit. On peut se sentir « veuve et orphelin »; cet état d’esprit peut être transmis aux autres. Sa racine réside dans le sentiment de dépendance envers des forces hostiles (Satan, le roi, les Juifs, les hommes blancs). Une personne qui se sent « veuve et orpheline » ne croit pas que le monde lui fut donné par les dieux comme un lieu d’activité, que la chance et sa propre fermeté sont ses alliées; elle sait que tout ce qui est mauvais, sombre et malheureux a un coupable et que ce coupable n’est pas elle-même. [1]
La « gauche » ne lutte pas seulement contre le pouvoir. Son programme est plus large. Le socialisme veut que les différences n’existent pas. Les différences sont un signe de fierté. Il faut noter que la « gauche » déteste « tous les chênes de Basan, toutes les hautes tours, tous les navires de Tarsis » — tout ce qui s’élève au-dessus du niveau moyen; cependant, elle est fière de faire partie d’un cercle spécial: « les fils de la lumière », « les combattants », « les honnêtes et les courageux ». Elle n’est dégoûtée que par le « sentiment d’être choisi » éprouvé par les autres.
Ainsi, le moraliste ne fait pas confiance à la force. La force recherche la joie, et la joie est essentiellement immorale. Et parce qu’elle ne discerne pas les causes, et parce qu’elle se réjouit malgré les souffrances autour d’elle, y compris les siennes — passées ou futures. Il ne fait d’autant moins confiance à l’État.
La haine envers l’État est inévitable chez les personnes éduquées dans le mépris de toute forme du pouvoir : « tous les chênes de Basan, toutes les hautes tours, tous les navires de Tarsis ». Cependant, l’État est soit une force, soit il n’existe pas. Pour celui qui assimila consciencieusement les leçons de la religion éthique, l’existence même de l’État est offensante. Nikolaï Danilevsky disait sagement que la morale chrétienne n’est valable que dans les relations personnelles, l’État est toujours païen. Sans partager cette sagesse, l’intelligentsia russe souhaitait et souhaite la disparition de son État. Bien sûr, l’État ne peut pas disparaître ; il ne peut que passer de plus aménagé à moins aménagé, ce que l’histoire prouva plus d’une fois. Bien sûr, tant que le christianisme reste intact et que ses liens internes ne sont pas rompus, cette méfiance à l’égard du pouvoir est affaiblie par d’autres esprits : l’habitude de l’obéissance et de la fidélité à l’ordre établi.
Il y a eu tant de tentatives pour trouver dans le Christ un zélote, un révolutionnaire social, parce que le judaïsme et le christianisme naissant regorgeaient de « social ». La Bible serait suffisante pour une bonne révolution, et même plusieurs. Cependant, en soi, cette vision du monde éthique, dans sa version biblique, ne fait pas une révolution. La foi en « la lumière dans laquelle il n’y a point de ténèbres » ne présente aucun danger tant qu’elle reste abstraite. Dès que l’homme la sort du monde abstrait dans la rue, il passe du statut de chrétien (autrement dit, d’individu ayant une vision éthique du monde) à celui de socialiste.
Dans le christianisme historique, comme nous l’avons déjà dit, les rêves de « justice » étaient contrebalancés par des éléments conservateurs, et en partie reportés à la vie future. Avec le déclin du christianisme, la soif de « justice » se libère de plus en plus, incitant les peuples à exiger des choses de plus en plus absurdes, et à les demander dès aujourd’hui.
J’ai mentionné auparavant les « forces de l’attente » qui s’accumulent dans le « réservoir de l’éthique » pendant longtemps, jusqu’à ce qu’elles provoquent une tempête en lui. En temps calmes, le réservoir de l’éthique est calme. La pensée de la victoire de la justice un jour « plus tard » le refroidit. En temps troublés, une tempête se lève en lui. On veut la justice aujourd’hui, maintenant. Évidemment, il n’y en a pas plus, bien au contraire. Le monde où l’on croit en « la justice plus tard » est généralement meilleur que celui où on l’exige maintenant.
La vision du monde éthique n’est stable que jusqu’à un certain point. Les efforts excessifs de moralisation suscitent le rejet. Une génération non croyante arrive et rejette violemment la foi de ses pères, tout en développant avec la même ferveur une nouvelle morale à adorer. La vision éthique du monde a tendance à s’approfondir et, si je puis dire, à faire dévorer les générations précédentes par les suivantes. Les personnes éduquées dans un esprit indéniablement éthique par l’Église commencent à haïr l’Église ; celles éduquées dans le même esprit par la révolution commencent à haïr la révolution (et, dans un malentendu tout aussi étrange mais compréhensible, se comparent aux grands opposants de cette dernière qui se révoltèrent non pas par excès de morale révolutionnaire mais par fidélité au Vieux Monde, plus large que la morale, auquel ils s’opposaient). [2]
Alors, le socialisme est la force qui demande « la justice maintenant ». Le sens du socialisme est de retirer les peuples de la contemporanéité et de les inclure de force dans le « futur ». D’ailleurs, les héros de Tchekhov qui soupirent pour « le ciel en diamants » sont des rêveurs de gauche typiques : pour eux, seul l’avenir a de la valeur morale et mérite l’attention. Il est inutile de parler du passé : il n’y a rien de précieux là-bas. En d’autres termes, le socialisme est une doctrine sur la façon de vivre sans passé, uniquement avec un futur. C’est là que résident les raisons de son charme. L’avenir est une marchandise très demandée… Il n’est pas surprenant que les deux socialismes (celui de classe et celui national) adressaient leur prédication principalement aux jeunes. [3]
Dans son essai « Apocalyptique et socialisme », Sergueï Bulgakov affirme que les racines de la philosophie du progrès proposée par le marxisme peuvent être retracées jusqu’aux anciennes apocalypses avec leur croyance selon laquelle le monde se dirige vers une tension maximale entre le Bien et le Mal, et à travers leur dernière et décisive confrontation — vers un nouvel état inédit. Dans sa forme la plus récente, cette idée engendra la croyance en la justice de l’histoire.
Ce qui est accompli est considéré comme étant la seule possibilité, et, de plus, raisonnable et inévitable découlant du passé. Ce n’est pas le cas. « Il se produit », et assez aléatoirement, une seule possibilité parmi de nombreuses. Il n’y a rien de spécial dans cette possibilité particulière, sauf qu’elle réussit à passer du monde des hypothèses au monde réel. Elle n’est pas « conditionnée »; elle est simplement réalisable dans les conditions actuelles. Le « réel » est assez fou et pourrait être complètement différent. La croyance en la rationalité, en la finalité du développement est inhérente à la pensée « de gauche » ainsi qu’à la pensée « prophétique ». Les deux voient dans le monde une Intention, mais dans un cas, c’est une intention capable de se réaliser, tandis que dans l’autre — non.
A partir de la croyance que tout nouvellement apparu est plus moral, supérieur, plus justifié que l’ancien, découle une préférence pour tout ce qui est nouveau, toujours et en toutes choses. Être vieux est immoral. Bien sûr, cette croyance n’est pas directement liée à la croyance en un développement rationnel et progressif, mais la connexion des idées est indéniable. « Si toute nouveauté dans le monde se révèle meilleure que l’ancien, pourquoi ne pas accélérer le cours de l’histoire pour obtenir plus tôt et plus précisément le meilleur ? » De là découle la croyance en la supériorité morale de l’avenir sur le passé.
À la fin des années 1920, Vladislav Khodasevich déclara :
« Si nous nous prosternons devant la modernité, si nous n’osons pas ouvertement préférer le passé, alors nous prîmes depuis longtemps l’habitude de ressentir une admiration craintive pour l’avenir. Nous vîmes de nos propres yeux comment, à plusieurs reprises dans l’histoire, le meilleur fut remplacé par le pire, mais nous n’osons pas admettre que nos descendants pourraient faire quelque chose de similaire. Tout « porteur du futur », quelle que soit sa nature, est entouré d’une aura particulière pour nous. Nous considérons comme un devoir spécial de prêter une oreille attentive à ses paroles inexpérimentées. Il n’est pas d’usage de poser la question de savoir s’il apporte quelque chose de déplaisant pour remplacer la modernité amère (car nous savons bien qu’elle est amère, mais nous « prêtons toujours attention à sa voix puissante ! »). Nous sommes prêts à chérir toutes les « jeunes pousses », même sans nous demander : et bien, ne sont-ils pas de mauvaises herbes ? »
Cependant, l’avenir peut être aussi inférieur que possible au présent, et le présent — au passé.
Ainsi, malgré toutes les similitudes entre le socialisme et le christianisme, il existe une grande différence entre eux. Le christianisme enseignait la patience en repoussant la « justice » à plus tard. Le socialisme encourage l’impatience et s’adresse donc à la jeunesse, toujours insatisfaite et désirant le changement. Si le christianisme ecclésiastique parle surtout des « anciens », le socialisme parle des jeunes ; il se rapproche ainsi du christianisme primitif qui attirait les femmes, les jeunes et les esclaves…
D’ailleurs, il est intéressant de constater l’attachement du monde chrétien à l’image du « vieillard ». Un véritable culte de la maturité ! C’est l’opposé total du culte de la jeunesse et de la force dans l’ancienne religion grecque. Dans un monde consciencieusement arrangé d’un modèle chrétien, la jeunesse n’est tolérée qu’en tant que défaut temporaire. Ce n’est pas un hasard si le socialisme flirtant avec la jeunesse connuе un tel succès. La flatterie actuelle des goûts et des modes devant un adolescent est le prix à payer pour l’abandon à long terme de la jeunesse à l’ère chrétienne. Les enfants prirent la place des vieillards.
En général, il faut dire que nous (les peuples du monde autrefois chrétien) ne développons pas encore de nouvelles capacités spirituelles, mais nous payons les factures de l’époque précédente. Notre époque n’est pas une époque de nouveau développement créatif. La vie sent que la pression formatrice de l’ancienne force (le christianisme) se dissipa et elle génère en abondance ce qui était auparavant réprimé. Cela concerne particulièrement le culte de la jeunesse et les relations entre les sexes. Malheureusement, il n’y a pas d’intelligence ni de créativité derrière ces mouvements instinctifs.
Nous ne vivons pas le « crépuscule de l’humanisme » compris comme une idolâtrie de l’homme, comme, par exemple, le pensait Semion Frank. Et il est encore moins question de la victoire du « mal mondial ». Nous assistons plutôt à la décomposition du christianisme. Tout ce qui est fragile, instable, tout ce qui était fondé sur une violence fructueuse contre une personne, s’effondre… Nous vivons le déclin de la compréhension moralisatrice du divin ; ce sacré, auquel se mêle le « saint » (c’est-à-dire l’idée d’impeccabilité morale).
Il existe de nombreux prophètes d’une « nouvelle compréhension du monde » qui, selon eux, devrait remplacer le christianisme. Ces prophètes font de toute opinion qu’ils approuvent un objet de culte et rejettent comme une hérésie toute opinion qu’ils ne peuvent partager. Même lorsqu’ils se réfèrent à la raison, ils sont motivés par une indignation morale. Ces « anti-chrétiens » sont essentiellement des gens de l’ancienne vision éthique du monde, des gens qui croient en la Vérité Unique. Il est peu probable que cette nouvelle compréhension du monde provienne vraiment d’eux. Seule une nouvelle philosophie de la vie peut remplacer l’ancienne vision du monde.
La véritable opposée à la vision éthique, à la vision de la Vérité Unique, est appelée « paganisme », aussi vague que soit ce mot. La religion païenne implique une certaine tranquillité. L’homme n’est en communion avec les dieux ni parce qu’il « s’insurgea contre les esprits méchants dans les lieux célestes » ni parce qu’il fut bouleversé. Ses dieux font partie du monde, tout comme la terre, le ciel ou nous-mêmes. On ne peut pas « croire » en eux, on n’a pas besoin de « venir » à eux, ils ne sont pas jaloux. Dans le « paganisme », nous sommes chez nous et n’allons nulle part. Le « paganisme » recherche un homme calme, et, de plus, ne trouble pas sa vie spirituelle par des exigences qu’il est impossible, tout en restant humain, de satisfaire ; ne le guette pas à l’heure de la discorde interne, désirant le « repentir », c’est-à-dire l’effondrement et la soumission. Ses dieux ne sont pas moraux et ne proposent pas de Vérité Unique. Ils encouragent l’intelligence, l’audace, la clarté de la pensée, la proportionnalité des idées — tout développement « en avant et vers le haut », mais pas la sainteté. Le sens de la vie, selon sa compréhension, consiste à transformer en ordre une partie du chaos qui nous fut confiée par les dieux, à commencer par notre propre âme… C’est ainsi que nous devrions commencer.
[1] Et là, nous approchons du diable — cette grande invention chrétienne… Le diable — un moyen de faire face à l’irrationnel en l’homme. Nous donnons un nom à l’incompris et le supposons extérieur à nous-mêmes. Les gens agirent toujours ainsi. La « sélection naturelle » n’est plus réelle que le diable, mais la croyance en elle n’est pas aussi importante pour l’individu.
[2] Bien sûr, il faut dire et souligner que le christianisme, tant qu’il est une religion, est plus large que la morale. Dès que les frontières de la religion et de la morale coïncident dans le christianisme, attendez l’arrivée d’une génération athée.
[3] L’un des socialismes fut dévoré par l’autre. Ne voulant nullement justifier le socialisme national, il faut dire que la morale était aussi son nerf, et la lutte contre le « mal mondial » était son domaine. Il est absurde de croire que le socialisme national prêchait l’immoralité. Au contraire, il (tout comme le socialisme de classe) se lissait constamment devant le miroir de la moralité. Tout le pathos du « nouvel ordre » allemand consistait à contrer l’influence corruptrice — les Juifs, les Anglo-Saxons, les Bolcheviks. Personne ne proposa à quiconque la perte de l’humanité comme objectif — elle vint d’elle-même comme une conséquence inévitable de la lutte contre le « mal mondial ». Nous, les Russes, ne devons pas l’oublier.
Timofeï Chéroudilo
Le temps des crépuscules — table des matières.
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