L’une des caractéristiques de l’ancien monde était l’inséparabilité de l’individu et de la parole. Ce lien s’affaiblit est devint insaisissable, mais il était encore évident sous le « nouvel ordre » et semble être définitivement rompu aujourd’hui. La liberté d’expression sans restriction pour tous prive la parole de son pouvoir d’antan. Un mot qui fut enlevé à des individus mal ou bien pensants et donné aux masses — perd son lien avec la pensée et devient un divertissement. Désormais, plus besoin de se préoccuper de la censure : tout sens se noie dans la mer des mots, les bottes deviennent naturellement « plus grandes que Pouchkine ». Il suffit de rompre le lien jusqu’alors indéfectible entre la parole et l’individu pour que la parole cesse d’être un pouvoir.
Parlons des racines de la culture de la parole et de ses transformations au XXème siècle.
Dans le vieux monde, la parole servait à élever un individu, elle servait aussi à l’exprimer dans le sens le plus complet du terme. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un trait chrétien (le monde qui disparaît n’est pas non plus exclusivement un monde « chrétien » en général), mais d’un trait hellénique.. Qu’est-ce que cet hellénisme ? En un mot, une culture qui appelle l’individu à un développement large et élevé, mesuré dans la parole.
Voici l’essence de l’hellénisme, telle qu’Isocrate la formula : « Possédant la capacité de nous convaincre les uns les autres et d’exprimer clairement toute pensée, nous avons non seulement mis fin au mode de vie animal, mais nous nous unîmes en une société, nous fondâmes des villes, nous établîmes des lois et nous inventâmes l’art. Et dans presque tout ce que nous inventâmes, nous fûmes aidés par la parole ». La parole, en tant que force qui définit et exprime l’individu, est un produit de la culture païenne.
Sans littérature, sans poésie — les Grecs ne pouvaient concevoir l’éducation. « Le poète, dit Werner Jaeger, du point de vue grec, est d’une certaine manière plus proche du législateur que de l’artiste : l’influence éducative est ce qu’ils ont en commun ». Et encore : « L’histoire de l’éducation grecque coïncide principalement avec l’histoire de la littérature. Dans le sens originel que lui donnaient ses créateurs, la littérature est l’expression de la formation personnelle des Grecs de l’Antiquité » .
Dans une large mesure, cela s’applique également à notre Vieux Monde.
L’histoire russe, si ce n’est depuis Pierre Ier, du moins depuis Catherine II, ne se mesure pas tant aux noms des rois qu’à ceux des poètes (en appelant par ce mot tous ceux qui écrivent sous l’inspiration). L’ascension à partir de Derjavine, le premier sommet sous Pouchkine, la fracture de Gogol (le passage au service moral), le deuxième sommet sous Constantin Leontiev, Dostoïevski et Léon Tolstoï, la chute progressive de la prose et la montée de la poésie à l’âge du symbolisme, le sommet solitaire de Rozanov et enfin le troisième sommet — la pensée russe (sans utiliser le mot « philosophie » qui perdit son crédit) de la première émigration, celle Blanche. Puis la morne plaine de la « littérature soviétique » sans pensée ni passion ; et enfin les bas-fonds de la honteuse littérature du « grattement de la plante des pieds ».
Il peut sembler qu’en parlant de la langue comme mesure du développement d’une personne, en parlant de la littérature russe comme témoin du développement personnel des générations qui la produisirent, je tombe dans l’exagération propre à la Russie, ou plutôt dans la substitution : je substitue le développement de la nation par celui de la littérature.
Rozanov en dit : à partir de Gogol, nous investîmes plus d’énergie dans la littérature que dans la vie ; la vie s’affaiblit, la littérature s’épanouit. Il se passa la même chose en Amérique avec le cinéma. Le cinéma se substitua à la vie, ou plutôt la merveilleusement interpréta : il atténua les contradictions, cacha les faiblesses et mit en valeur les points forts. La littérature russe fonctionna dans le sens inverse. Dans un pays où la vie était à la fois suffisamment pleine et libre, et qui évoluait vers la richesse plutôt que vers la pauvreté, pour le plus grand nombre de gens — cette littérature capturait l’inférieur, le faible et le pauvre. Elle le fit pour des raisons morales, dont nous avons parlé à maintes reprises. « Faire honte au plus grand nombre de personnes possible », tel est le moteur du christianisme, mais aussi des mouvements sociaux laïques qui lui succédèrent.
Mais la littérature (ou tout autre art) ne doit pas se substituer à la vie, être un « miroir » de celle-ci — tordu ou normatif. La littérature n’a aucune obligation morale ou éthique. Mais en même temps, elle est créée par des individus hautement développés et, par la force des choses, elle crée de nouveaux individus. La littérature est une école ; le poète est un professeur.
Le développement naturel de la littérature et de l’individu, c’est-à-dire le chemin vers la « complexité florissante » et la richesse, fut compliqué en Russie par des particularités locales.
Avec notre soif de « populaire », supposant que « le peuple » est nécessairement « le petit peuple », seule la littérature reflétant les valeurs de ce « peuple » était considérée comme valable. La valeur d’un discours réside toutefois dans son contenu. Dostoïevski, l’écrivain russe le plus riche en idées, n’écrivait pas dans un langage « populaire », et le contenu de ses écrits n’était pas non plus « populaire ». Il en va de même pour Pouchkine. Ils étaient attentifs à la langue populaire, rien de plus. Qui est « populaire » ? Nekrasov, Lieskov (en partie), mais ces écrivains ne laissèrent pas de pensées propres. [1]
Pour parler de littérature en Russie, il faut d’abord déblayer les décombres laissés par le « mouvement de libération », à commencer par ces mots de Dobrolioubov : « La littérature est en soi une force de service, dont l’importance réside dans la propagande, et dont la valeur est définie par ce qu’elle propage et la manière dont elle le fait ». Cette conception contre-nature régna pendant longtemps, conduisant finalement à la lassitude, à la satiété et à la conviction que toutes les valeurs doivent être étrangères à la littérature, c’est-à-dire au nihilisme, conclusion finale de l’« ordre nouveau ». La littérature russe, sortie de sa tutelle, commence à se moquer de tout ce qui fut écrit auparavant, se libérant ainsi de son rôle propagandiste et moralisateur. Mais ce libertinage ne peut dispenser d’une réflexion sur le sens véritable de la littérature. Cette valeur est éducative, avant toute morale, avant toute propagande. L’éducation est plus profonde et plus subtile que la morale et la politique ; sa tâche est d’éduquer l’individu, pas d’enseigner des manières ou des croyances…
La littérature russe d’autant mieux réussit dans ce rôle qu’elle se soucia moins de réparer le monde ou l’homme, c’est-à-dire qu’elle fut moins morale. À partir de Gogol, notre littérature voulut la vérité unique et emprunta la voie du moralisme offensif, c’est-à-dire la voie du christianisme ou du « gauchisme ».
Ce qui justifia, sinon prédétermina, les événements à venir. Si la révolution russe fut historiquement un accident — la journée du 8 mars 1917 aurait pu en effet, comme le dit Sergueï Melgounov, se dérouler sans incident, — elle fut un accident préparé. On ne peut pas impunément attirer les gens avec la « vérité » à l’horizon ou au-delà, sans être prêt à montrer cette vérité de près. On ne peut pas nourrir la soif d’un « ciel en diamants » chez des adultes libres qui peuvent appliquer leur force et leurs capacités au travail qu’ils choisirent. Et la liberté de cette génération surpassa tout ce qui vint après — sous le « nouvel ordre ».
Le moralisme offensif est au cœur des visions du monde gauchiste et biblique. Il s’agit de culpabiliser le plus grand nombre et la racine est la croyance que « le monde entier est sous la puissance du malin » et qu’il faut le transformer, le « malin » étant une force extérieure par rapport au Créateur ou à l’Histoire. Le mal est toujours extérieur, dans le diable ou dans le passé.
Il y a là, bien sûr, une contradiction cachée. Le Créateur est bon, mais le monde qu’il créa est constamment, depuis le début des temps, « sous la puissance du malin » . L’histoire est bonne, mais toutes ses créations, du début à nos jours, sont rétrogrades et abominables, à l’exception des plus récentes. Qui est responsable ? Les chrétiens rejettent la responsabilité sur le diable. Les socialistes ont plus de mal. « Les classes et les masses » ne sont pas le diable, « le calomniateur depuis le début des temps » . (Il est vrai que le socialisme national trouva le diable dans ceux-là mêmes qui l’inventèrent, ce qui lui facilita l’interprétation de l’histoire mondiale).
Dans la pratique, une vision éthique du monde des deux types crée un type humain prêt à se battre et plein d’espoir ; la seule différence est de savoir de quel côté de la mort, ici ou ailleurs, ces espoirs se réaliseront. C’est en quelque sorte le type du croyant « doctrinaire » ou du socialiste doctrinaire. Loin des extrêmes, la majorité, tant dans le socialisme que dans le christianisme, ne répugne pas à soupirer pour un « ciel en diamants », mais n’est pas prête à faire des efforts pour cela.
En ce qui concerne la société et les arts, l’imposition d’un joug de plus en plus coercitif de droiture forcée fausse les relations humaines et tue l’art qui, dans ses fondements, se nourrit de choses immorales ou non-morales : l’amour, le plaisir, la joie ; le même sort attend toute pensée libre. « La vision éthique du monde » exige que les gens pensent d’abord à « comment nous pouvons être tout à fait bons », puis qu’ils vivent et agissent. On sait bien qu’il n’en résulte rien de bon, de fructueux, de chaleureux, de ce qui laisse des traces dans la postérité. La vision éthique du monde nuit également à la relation avec le divin. Elle transforme chaque événement de la vie en punition ou en récompense et assimile l’être humain à un élève d’une école paroissiale qui attend un encouragement ou une punition.
Il faut dire que, même dans l’Antiquité, la vision éthique, dans son incarnation grecque tardive, connut rapidement un coup d’arrêt. Les stoïciens avaient déjà compris que si la divinité est unique et bonne, ce bien ne peut être compris par l’homme : on se console en se disant que tout dans le monde va vers un but inconnu, y compris cette vie humaine. Les chrétiens apaisèrent la question en créant le diable. Au vingtième siècle après J.-C., il devint presque commun de croire que s’il y a quelqu’un en charge des affaires du monde, c’est très probablement le diable. Mikhaïl Boulgakov exprima cette croyance dans son célèbre roman.
Comme le christianisme, le socialisme (l’idée de gauche) a besoin du diable et le trouve dans les personnes appartenant à une classe, une nation ou un sexe biologique étranger. La vision du monde de gauche a besoin du diable comme de l’air — parce qu’elle croit en la bonté de l’histoire. Le mal se trouve toujours dans le passé et provient du passé ; ce qui est nouveau et progressif est toujours bon ; la source du mal se trouve en dehors de la modernité, en dehors du « progrès ».
Voici un résumé du « pamphlet progressiste » moyen depuis que l’homme russe, ainsi que toute l’Europe, sous l’influence de Hegel, crut en l’histoire, comme les chrétiens croient en leur Dieu. La « vision du monde progressive » est un christianisme dans lequel Dieu est remplacé par l’Histoire. Hegel peut sans exagération être considéré comme le dernier grand théologien européen, voire comme le créateur d’une nouvelle religion.
Il serait erroné de dire que cette « religion » conduisit directement à l’échec de la culture russe en 1917. Un christianisme fidèlement assumé (« Mon royaume n’est pas de ce monde, car le monde est sous la puissance du malin »), non contrebalancé par un puissant héritage païen, non miné par la Renaissance, n’en était pas moins dangereux. D’autant plus qu’en Russie, le christianisme fut longtemps la seule force culturelle. Les autres piliers de la culture apparurent très tard, déjà sous les Romanov, et ne purent finalement rivaliser avec l’idée chrétienne égalisatrice. « Nous n’avons pas besoin de complexité, nous avons besoin d’égalité ! »
Et l’« égalité » arriva. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une égalité, mais d’une égalisation, c’est-à-dire d’une réduction à un seul niveau. Cette égalisation ne tarda pas à affecter le développement de la langue et de l’individu.
Qu’est-ce que la langue dans des conditions « normales » ? C’est une maison à plusieurs étages, du sous-sol à la tourelle sur le toit. Dans cette maison, il n’y a pas de règles uniformes, également compréhensibles et nécessaires du sous-sol au toit — parce que le « sous-sol » et le « toit » n’ont pas de besoins communs. Ils ont besoin de la langue pour des raisons différentes. En règle générale, les premiers l’utilisent en y ajoutant parfois quelque chose de leur cru ; les seconds, de génération en génération, la créent, la purifient, la complexifient et la rendent encore plus claire. Pour les premiers, la langue est une donnée ; pour les seconds, elle est un instrument de la personnalité, mais aussi une forme dans laquelle la personnalité se façonne. Dans des conditions « normales », l’État n’intervient pas dans la vie de la langue, mais laisse les gens — du chauffeur de taxi au poète — la développer. Pour mémoire, dans la vieille Russie, l’auteur disposait d’une très grande liberté dans l’application des règles, allant jusqu’à inventer de nouvelles orthographes (en lettres roumaines, par exemple, ou des orthographes « sans yat »). Les livres publiés avec une telle orthographe avaient passé avec succès la censure et trouvé leurs lecteurs.
Du point de vue du « nouvel ordre », la langue, comme tout le reste de l’État, est une chose à gérer. La véritable relation entre une langue et les personnes qui la parlent est, bien entendu, tout à fait différente. Nous appartenons autant à l’élément de la langue qu’il nous appartient ; il est même possible que le pouvoir de la langue sur nous soit plus grand que notre pouvoir sur elle. C’est pourquoi il est si important de maîtriser les bons modes d’expression, c’est-à-dire ceux qui sont riches. Les modes d’expression pauvres conduisent nécessairement à la pauvreté de la pensée. Ce n’est pas un hasard si la révolution s’empresse de casser la langue écrite immédiatement après la victoire. Elle est trop compliquée pour sa mentalité, elle n’est tout simplement pas adaptée à l’expression de sa pensée.
Cependant, la langue ne peut pas penser et ne prescrit elle-même aucune pensée. La langue est l’empreinte de la pensée de plusieurs générations. Une rupture avec les formes d’expression historiques rompt toujours avec le contenu de la pensée en tant que telle. Si la pensée est un fleuve, la langue écrite en est le lit. On ne peut pas penser quelque chose pour lequel il n’y a pas de moyen d’expression.
Le « nouvel ordre » commença donc à ordonner la langue de la même manière qu’il ordonna tout le reste. « Seul ce qui est prescrit est autorisé ». Chaque décennie (et bien plus souvent dans les vingt premières années qui ont suivi le coup d’État), l’Académie élabora de nouvelles « règles scientifiques » détaillées et exhaustives. Certaines d’entre elles ne restèrent qu’à l’état de projet, comme l’imposition de l’alphabet latin — prétendument pour mieux se fondre avec le prolétariat avancé de l’Occident. La « législomanie » de ce type dura jusqu’en 1956 environ, puis s’arrêta pratiquement.
L’imposition d’une « ponctuation scientifique » sous le nouvel ordre était carrément ridicule : le conventionnel « Rosenthal » [3] établissait des règles pour l’utilisation des virgules, en se référant aux nouvelles éditions des classiques, où les virgules étaient remises en place par les correcteurs de la nouvelle époque, avec toujours le même Rosenthal à l’esprit. La valeur corroborante de ces exemples prétendument de Tolstoï et de Gogol est nulle, car ils écrirent et imprimèrent tous deux de manière très différente.
L’orthographe « scientifique », la ponctuation « scientifique » (c’est-à-dire formelle, moyennée, privant l’auteur de liberté), découlent naturellement de la nouvelle conception des choses. Rien ne devait « croître », « se développer », vivre selon ses propres lois. Tout doit être prescrit — d’abord, et ensuite — impersonnalisé et simplifié. « Un mât télégraphique est un arbre bien édité », plaisantaient tristement les écrivains sous le « nouvel ordre ». Privée de formes complexes, la parole éleva des générations entières privées de pensées complexes. Un vague désir de complexité subsista cependant — d’où le non-sense faux scientifique dans l’esprit de : « La manière impressionniste, l’activité du niveau subtextuel et associatif du texte, l’appel aux origines archétypales de la mentalité nationale »…
En même temps, le « nouvel ordre » ne rompait pas définitivement avec la culture fondée sur la parole. Les dirigeants encouragèrent les exercices rhétoriques (si possible ceux qui ne reposent sur aucune réflexion), mais ils soutinrent surtout la culture qui n’avait pas besoin de mots pour s’exprimer et qui, par conséquent, ne se forgeait pas d’identité. C’est cette culture technique et non verbale qui survit au « nouvel ordre ».
Certes, le « nouvel ordre » familiarisa les masses avec la parole, mais le sens de cette parole fut retiré. La pensée fut remplacée par la rhétorique. La profondeur de la culture et la personnalité qu’elle forme s’amenuisent au fur et à mesure que son champ d’application s’élargit. La question aboutit à une culture sans contenu éternel ou du moins durable, existant simplement pour que les masses formées à la lecture ne restent pas sans livres.
Si la question portait vraiment sur l’initiation du « peuple » à la culture (et non à la semi-éducation) ! Un peuple qui aurait été réellement exposé à la culture serait devenu un être libre de penser et de sentir. Après avoir réfléchi, il voudrait de la poésie et de la religion. Cela ne faisait pas partie du plan du « nouvel ordre ». On n’apprenait pas aux gens à lire pour qu’ils réfléchissent à ce qu’ils avaient lu ; au contraire, on leur apprenait à croire ce qu’ils avaient lu.
Il ne faut pas croire qu’aujourd’hui encore, dans les conditions de l’« enseignement secondaire universel » et de l’enseignement supérieur presque universel, le cercle des lumières englobe les « masses ». Les masses en sont plus éloignées qu’auparavant. Elles reçurent les sports et les basses passions qui y sont associées pour remplir leur vie, au lieu des coutumes et de la religion qui remplissaient la vie de leurs ancêtres. En même temps, ils sont sûrs d’être éclairés ; ils sont « alphabétisés » (c’est-à-dire qu’ils savent lire et, en règle générale, ne peuvent pas écrire deux mots sans fautes) ; ils sont « au-dessus » de ces mêmes ancêtres, parce qu’ils ne croient pas aux dieux, détestent les rois, sont convaincus que le passé était à tous égards pire que le présent… Ces trois « vertus fatales », ils les partagent avec l’intelligentsia.
Une question importante : quel est le but de l’ « éducation » ? « Introduire le plus grand nombre de personnes possible à la connaissance », disaient-ils auparavant. On commença à dire sous le nouvel ordre : « Obtenir le plus grand nombre possible d’employés compétents et travailleurs ». [2] Mais à quoi sert la connaissance pour ceux qui ne peuvent pas penser ? Seulement à faire des travaux plus ou moins non qualifiés mais « propres », qui ne nécessitent pas de travail physique. Une grande partie de ces travaux n’ont aucune valeur et ne servent qu’à occuper les « éduqués ». Cela ne nous rapproche pas de l’objectif souhaité, à savoir la diffusion de la conscience de soi et de la capacité de penser.
L’éducation a ses limites. Posons-nous la question : tous les hommes ont-ils besoin de la capacité de penser — et dans quel but ? Est-il possible d’initier tout le monde à une culture fondée sur la parole, et quelle serait la qualité d’une telle culture universelle ? La réponse est connue. Le nom d’une telle culture est la semi-éducation. Le semi-éduqué imite l’éduqué, il fait les mêmes actes que ce dernier (par exemple, il écrit des articles), mais il n’y a pas de pensée derrière ces actes. L’éducation a donc une limite, au-delà de laquelle la quantité de pensée et la qualité du travail intellectuel commencent à diminuer, quand elles ne deviennent pas directement nulles.
« La culture est essentiellement le domaine des riches et des puissants », déclara Vassily Maklakov. La culture est aristocratique. Elle n’est pas bonne pour « tout le monde », et « tout le monde » n’en a pas toujours besoin. La culture, c’est la compétition et la sélection, donc pour les forts et les capables. Mais comment savoir à l’avance qui est fort et capable ? Notre époque répond : c’est impossible. Nous impliquerons tout le monde dans la culture, et les choses se passeront comme elles se passeront. Ce que nous obtenons, c’est une réduction monstrueuse du niveau, la parole sans personnalité, le pouvoir d’un chablon déguisé en bouillonnement d’énergie intellectuelle. Nous n’avons pas besoin de chercher bien loin des exemples, la culture créée par le « nouvel ordre » est sous nos yeux.
La mesure de l’éducation n’est pas la fréquentation des musées, une activité passive qui ne nécessite de travail, tout comme lire ou écouter de la musique. Petrouchka, le serviteur de Tchitchikov, lisait aussi. Et à la fin du « nouvel ordre », les masses en Russie lisaient plus que jamais. L’éducation se manifeste dans le travail créatif, dans le style de l’époque — comme l’Art nouveau se manifesta dans tout, des lampadaires aux formes des fenêtres, aux style des caractères et des vignettes typographiques.
L’architecture, l’art de la typographie s’épanouissent là où elles sont un moyen d’expression de la pensée, comme la musique et la parole. Il n’y a rien à exprimer là où la personnalité n’existe pas. Le semi-éducation produit une époque sans style, purement utilitaire. Les choses cessent de parler à l’homme ; ou bien l’homme cesse de mettre son âme dans les choses.
Depuis l’enfance, nous sommes habitués à la laideur de tous les aspects de la vie, de l’architecture à l’édition de livres. La poésie et l’élégance des caractères typographiques deviennent inaccessibles ; l’expérience de la beauté de l’écrit (toujours vivante au Japon, par exemple) ne nous est plus connue. Là où un bâtiment et une grange ne diffèrent que par leur taille, l’aspect extérieur d’un mot semble sans importance. Et la parole… la parole elle-même n’est pas sacrée. On peut étudier tous les mots, mais ne pas voir leur sens et les utiliser au hasard, comme Petrouchka de Gogol qui lisait pour « former avec des lettres des mots au sens parfois incompréhensible ».
Dans le domaine de la pensée, le nouvel ordre développa l’art de regarder au-delà d’un objet. L’esprit s’habitua à ne pas voir les concepts fondamentaux, les plus importants : la religion, la nation, la tradition, l’esprit ; il trouve toujours et partout « des classes et des masses » fictives ou secondaires et les questions qui s’y rapportent. L’esprit regardant au-delà, quel que soit son effort, n’atteint jamais les questions premières, fondamentales, parce qu’il travaille sur les apparences.
Au lieu d’« étudier » la pensée russe classique (c’est-à-dire la pensée de la fin de l’époque des Romanov et la pensée de l’Émigration blanche, ce brillant épilogue à la culture russe des Romanov), nous devrions apprendre à penser à partir d’elle — en travaillant sur des questions profondes et primordiales.
La difficulté la plus importante sur ce chemin est l’éloignement de la couche éduquée de la langue littéraire transparente et profonde (remplacée par le jargon) et, inévitablement, la nature non développée de la personnalité puisqu’on ne peut pas se concevoir soi-même et sa place dans le monde en utilisant le jargon. La vulgarité ne donne aucun moyen d’exprimer la profondeur, et la soi-disant « langue des sciences humaines » est précisément une vulgarité condensée, une collection de phrases communes et de mots étrangers dépourvus de sens précis, plus adaptés à l’incantation qu’à la pensée et à l’expression de la pensée. Le papier tolère tout. Il est beaucoup plus facile d’écrire un certain « fonctionnement de l’individu en tant que chronotope autochtone » que de donner un sens à ce qui est écrit, et encore moins de déterminer sa place dans l’univers. La connaissance de soi, la conscience de soi en jargon n’existent pas.
La mentalité de caserne, l’habitude du moyen, du commun, du plat, survécut au « nouvel ordre ». Quant à l’idée d’une « vérité unique », elle s’effondra en Europe. Je dis « en Europe » parce que les États-Unis semblent à peine s’engager sur le chemin que les Européens parcoururent jusqu’au bout.
Au vingtième siècle, la « nouvelle vérité » socialiste ne fut pas la seule à faire faillite. La vision éthique du monde du modèle biblique est également menacée. Après tout, l’idée de base du monothéisme éthique est que le monde est une entreprise intelligemment et moralement ordonnée, avec un Maître sage à sa tête. C’est là le point le plus vulnérable de la philosophie chrétienne, et donc une cible privilégiée pour la critique. Il est impossible de défendre un monde rationnellement et moralement ordonné. Combien d’efforts furent déployés pour discréditer la croyance en la rationalité de l’univers… Ce faisant, les discréditeurs sont sûrs de combattre « la religion en général », alors qu’en réalité ils remettent en cause l’une des théologies possibles.
Le christianisme, en alliance avec les grands sages de l’Antiquité, fit le pari d’un monde avec une seule finalité, un seul sens, un seul Maître. Le pari fut perdu. L’athéisme moderne n’a rien à dire sur les dieux et le divin, mais il ne se lasse pas d’attaquer à juste titre l’idée d’une « vérité unique ». En même temps, l’athée ne combat pas « la religion en général », mais seulement l’une de ses variétés possibles : celle qui voit dans le monde une seule force, un seul sens, un seul but.
En parlant de discréditeurs : le « nouvel ordre » exigeait une rupture avec la Bible, étant entièrement dans son ombre ; alors que la seule rupture efficace avec la vision biblique du monde signifierait une sortie de cette ombre. C’est ainsi que fonctionne l’athéisme : il lutte contre la vision du monde de l’Ancien Testament avec une véritable ferveur de l’Ancien Testament….
Cependant, la faillite de la « vérité unique » ne signifie pas encore la faillite de l’hellénisme, avec lequel nous avons commencé cette conversation. Au contraire, en restant fidèles au principe de l’hellénisme, nous pouvons revenir à un monde de vérités concurrentes. Pas dans le sens d’une stupide « tolérance », bien sûr. La « tolérance » implique que certaines vérités (celles d’une minorité agressive) sont plus vraies que d’autres, c’est-à-dire que le principe même de l’adversité est supprimé. Ce sont les vérités « tolérantes » qui ne sont pas prêtes à entrer en compétition, parce qu’elles savent d’avance que la compétition sera perdue.
Le crépuscule fait partie de l’écart entre l’ancien et le nouveau jour. Notre époque est une époque intermédiaire, crépusculaire. Nous devons préserver les valeurs du passé pour les transmettre au futur. Pour le reste, souvenons-nous encore des Hellènes. Comme le dit Werner Jaeger à propos du poète grec :
« [Il] fait appel à son courage pour sortir de l’abîme de la misère sans issue dans lequel il est plongé, pour mettre courageusement sa poitrine en face de ses ennemis et, avec confiance, pour se préparer à la défense. « Il ne faut ni se vanter devant tout le monde si je me trouve victorieux, ni se recroqueviller en cas de défaite et gémir : il faut se réjouir de ce qui est digne de joie, ne pas trop céder à la misère et reconnaître le rythme qui retient les hommes dans leurs liens ».
[1] Je ne veux pas dire que Lieskov n’a pas de pensées. Il a une certaine vision du monde artistiquement prononcée — apparemment « conservatrice », et en même temps totalement hostile à l’esprit russe, dont Lieskov est souvent considéré comme un représentant. Ce n’est pas pour rien que le jeune Tchekhov qualifiait ce dernier de « mi-français, mi-moine ». L’« Errant enchanté » de Lieskov, malgré son nom merveilleux, est un génie destructeur, qui traverse la vie à tâtons et détruit tout ce qu’il touche. Rares sont les œuvres dont le titre est en telle contradiction avec le contenu !
[2] Nadejda Kroupskaïa : « L’objectif de notre école est d’élever un membre utile de la société, joyeux, en bonne santé et capable de travailler ».
[3] L’auteur de guides de grammaire renommés.
Timofeï Chéroudilo
Le temps des crépuscules — table des matières.
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